Homélie prononcée par Monsieur l’abbé Éric Iborra pour la messe célébrée le mardi 21 janvier 2020 en la Basilique Royale de Saint-Denys à la mémoire de la mort de Louis XVI, Roy de France et de Navarre.
     
            
  REQUIEM POUR LE ROI LOUIS XVI

 Il est redoutable de parler sous ces voûtes qui, par les tombes royales qu’elles abritent et l’abbaye plus que millénaire qu’elles couvraient, nous renvoient, sous les auspices de S. Geneviève, à l’antique alliance de la Sagesse éternelle avec ce qui allait devenir la France. Redoutable, encore, de parler de celui qui nous rassemble ce matin et dont nous allons entendre le testament à la fin de cette messe, ce texte pathétique qui apparaît comme le reflet fidèle d’une personnalité hors du commun où la noblesse d’âme le dispute à la délicatesse du cœur. Oui, nous sommes encore nombreux à nous être réunis ici autour de la figure du roi Louis XVI, infime minorité d’un peuple égaré par tant de propagandes libertaires et hédonistes. Louis XVI, une figure énigmatique, qui ne cesse d’interroger. Pour répondre à cette énigme, trois couleurs me sont venues à l’esprit : noir, blanc, rouge. Trois couleurs qui ne sont pas tant juxtaposées que prises dans une succession.

 Le noir d’abord, celui de nos ornements. Nous sommes venus honorer la mémoire du Roi et, puisqu’il s’agit d’une messe de suffrage, implorer son admission au nombre des élus. Mais allons au fond des choses : 227 ans après l'événement croyons-nous vraiment que Louis a encore besoin de nos pauvres prières ? En a-t-il eu même jamais besoin, malgré les fautes bien réelles dont il fit preuve dans son gouvernement et que le regretté Pr. Jean de Viguerie a mélancoliquement relevées dans l’un de ses derniers ouvrages ? Le Roi lui-même les a reconnues dans son testament lorsqu’il écrivait par exemple : « Un roi ne peut faire respecter les lois et faire le bien qui est dans son cœur qu'autant qu'il a l'autorité nécessaire et qu'autrement, étant lié dans ses opérations et n'inspirant point de respect, il est plus nuisible qu'utile ».
 De ce testament, le pape Pie VI, lui-même futur confesseur de la foi, fit l'éloge devant les cardinaux assemblés en consistoire en en soulignant la profonde texture chrétienne. Analysant les chefs d'accusation, le Pontife relevait qu’ils avaient trait, au fond, à l’attachement profond du Roi à cette foi que l’on cherchait alors à éradiquer de France. Et il concluait en disant : « Les prières funèbres peuvent paraître superflues quand il s’agit d’un chrétien qu’on croit avoir mérité la palme du martyre puisque S. Augustin dit que l’Église ne prie pas pour les martyrs mais qu’elle se recommande plutôt à leurs prières ». Rassemblés ce midi comme jadis les cardinaux, nous prions donc pour le repos de l’âme du roi, non sans nous empêcher d’espérer que lui intercède déjà pour nous.

 Ce n’est donc pas en noir que nous devrions célébrer ce service religieux. Le serait-ce donc en blanc, comme il sied aux saints dont la vie fut en tous points un modèle à imiter ? On pourrait le croire au vu de l’éloge que lui adresse le Pape : « L’indignation redouble encore, écrivait-il, de ce que le caractère de ce Prince était naturellement doux et bienfaisant ; que sa clémence, sa patience, son amour pour son peuple furent toujours inaltérables ». Et sur ce point, l’historiographie contemporaine n’a fait que confirmer l’impression qui se dégage à la lecture du testament, tout empreint de l'esprit chrétien du pardon. Louis a aimé la France et les Français : « Il n'est pour les souverains, écrivait-il, de contentement véritable et solide, que celui que leur donne une réciprocité de tendresse toujours constamment établie entre eux et leurs sujets. Heureux donc le souverain qui, pour s'attirer l'amour de ses peuples, ne néglige rien de tout ce qui peut le lui mériter ! » Louis voulait appliquer la longanimité de la charité à l'art du politique. Marqué par son éducation libérale, éclairée, il voulait apporter aux Français un bonheur auquel il donnait les couleurs du temps : la prospérité économique des physiocrates dans une société conçue à l’anglaise comme un agrégat d’individus qui trouvent leur intérêt à vivre en commun. Comment advint-il que celui que l’on nommait alors le « Bienfaisant » – comme le souligne à dessein Viguerie – ait été mis à mort par un peuple auquel il s’était si spontanément dévoué ?
 C’est que la bonté ne va pas sans l’autorité. Le Roi lui-même le reconnaissait, et bien avant la tourmente révolutionnaire : « Un prince peut bien, par bonté, se dessaisir de sa puissance ; mais il doit se hâter de la reprendre au moindre soupçon qu'on peut en abuser ». Comme un bon père de famille, jouant entre bienveillance et fermeté. Au moment de Varennes, nous le savons tous, il était bien tard… Madame Elisabeth avait sans doute, à cet égard, la tête plus politique que son frère quand elle lui conseillait d’étouffer dans l’œuf l’agitation qui grondait. Encore que l’esprit de mode donnât à ce séisme prévisible une attirance quasiment irrésistible... Le Roi avait de solides principes, ceux de l’honnête homme chrétien : était-ce suffisant pour faire face à un mouvement aussi inédit, aussi puissant ? Comme le résume Viguerie, pour Louis, « la politique n’est que la morale. Pour être un bon roi, il faut être un roi bon ». Gageons que le vieux Fritz, qui pourtant avait loué la sagesse de Louis à ses débuts, eût alors ricané...

 Mais revenons au testament et écoutons à nouveau Pie VI : « Tout cela ne suffit-il pas pour qu’on puisse croire et soutenir, sans témérité, que Louis fut martyr ? » Le Pape laissait entendre au lendemain de la mort du Roi ce que beaucoup n’ont cessé de penser depuis : c’est en rouge, et non en noir ou en blanc que nous devrions célébrer sa mémoire, son dies natalis. Car Louis n’a pas seulement suivi le Christ, en honnête homme, et même en prince éclairé, il s’est identifié à lui, non seulement par les tribulations qu’il a endurées, mais aussi par la magnanimité dont il a fait preuve dans l’adversité. On peut certainement dire que ses derniers moments ont transfiguré ses années de règne, leur donnant leur sens ultime, sacrificiel. N'est-ce pas cette similitude avec le Christ en sa passion qui nous rend la figure de Louis XVI si étrangement saisissante ? N'est-ce pas cette similitude qui explique à quel point aujourd'hui encore il est dans notre pays un « signe de contradiction », une « pierre qui fait achopper » ? Parler de Louis XVI, en France, c'est encore déchaîner les passions. A la différence de bien d'autres figures royales au destin pathétique, d'où vient-il que la sienne continue d'émouvoir les uns et d'irriter les autres ? Je crois que cela tient à sa proximité avec Christ, le Christ qui « est le même hier, aujourd'hui et à jamais », selon l’épître aux Hébreux, le Christ qui est toujours actuel, toujours contemporain. Le Christ qui appelle toujours à prendre parti pour lui ou contre lui, c'est-à-dire pour la vérité ou contre la vérité, pour la charité ou contre la charité. Le Christ qui ainsi « dévoile les pensées secrètes d'un grand nombre », comme nous l’avons entendu il y a quelques semaines, dans la prophétie de Syméon.
 C'est à cause de son identification au Christ que la figure de Louis XVI est toujours une figure actuelle. Elle l'est d'abord parce qu'elle pose une question politique. Pas nécessairement celle de la meilleure forme de gouvernement, même si, anthropologiquement, et plus encore théologiquement, la forme royale présente de nombreux atouts. Elle pose une question politique, contenue dans la citation que j'ai faite plus haut : comment concilier autorité et charité, comment « faire le bien qui est dans son cœur » dans un monde marqué par le mal ? Nul doute que Frédéric de Prusse ou Napoléon s'y seraient pris autrement que Louis XVI, pour autant que ces cyniques aient réellement aimé leur peuple d'un amour désintéressé. C'est ce qui nous les rend, eux et leurs émules d'aujourd'hui, finalement d'un autre âge, celui de la vieillerie du péché, celui de l'homme ancien qui va à sa perte. Alors que Louis nous paraît toujours actuel, porté par l'hodie, l'aujourd'hui pascal du Christ ressuscité, vainqueur de la mort et du mal.
 Oui, nous sommes confrontés à une redoutable question politique. Une question que ces disciples du Christ que la naissance et la foi ont rendu responsables du véritable bien de leurs concitoyens ne cessent de rencontrer. Une question qui, dans l'histoire, n'a jamais trouvé de réponse vraiment satisfaisante. Car c'est une question qui se pose en fait, vous l'aurez compris, à un niveau bien plus fondamental, au niveau spirituel. Lorsqu'un chrétien parvient aux affaires – ce qui est plus facile à un prince qu'à quelqu'un obligé de briguer des suffrages –, il est aussitôt confronté aux fondements mêmes de l'agir politique : la vérité et la charité. Dans un « monde » dont le prince est « menteur et homicide dès l'origine », le choc est inévitable. Ce fut l'expérience dramatique que connut cette autre figure christique à bien des égards proche de celle que nous commémorons ce matin : l'empereur Charles d'Autriche-Hongrie. Voilà un prince qui chercha sa vie durant à lutter avec les armes de la vérité et de la charité et qui ne rencontra qu'incompréhension et échec. Pourquoi faut-il que les princes chrétiens, catholiques, échouent ? Serait-ce que « le monde est indigne d'eux », pour reprendre les paroles du livre de la Sagesse et de l'épître aux Hébreux, comme le fut le 18e siècle libertin et progressiste pour Louis et le 20e, franc-maçon et ivre de nationalisme pour Charles ? C'est dans l’adversité et la mort prématurée que Charles Ier tout comme Louis XVI manifestèrent toute la vérité de leur être et toute la profondeur de leur charité. D'une certaine manière, l'un et l'autre expièrent pour les fautes de leur temps, victimes de substitution, récapitulant en leur personne la foule des innocents anonymes, broyés avec eux, et dont ils devenaient la personnification et le symbole.
 C'est de là sans doute que vient ce sentiment qui nous étreint lorsque nous pensons à de tels souverains : nous nous ressentons orphelins, comme si quelque chose de nous-mêmes nous était arraché. Nous prenons conscience, en particulier, de ce que signifie la charité politique. Et nous nous apercevons que nous sommes privés de ses bienfaits, exposés comme nous le sommes aux méfaits du cynisme et de l'ambition. En France, ce sentiment se teinte de la honte propre au parricide. Car il me semble bien qu'avec la mise à mort de ce roi, le passé, paradoxalement, ne veut pas mourir. Il s'invite dans notre présent par ses effets. Ici pernicieux, de prime abord, puisque les idées qui ont influencé, pour son malheur, le duc de Berry, continuent d'imprégner, pour le nôtre, le siècle où nous vivons. Mais il est un autre regard, surnaturel, qui peut nous rappeler à l'espérance : voir dans cette mise à mort un sacrifice, expiatoire. « Vous savez tous que je suis innocent, mais si le sacrifice de ma vie peut être utile au repos de mon peuple, je le fais volontiers ». Dernières paroles d'un monarque qui ne fut peut-être jamais aussi « bienfaisant » que dans cette suprême offrande de lui-même, comme le relève l'historien : « En offrant sa vie en sacrifice à l'exemple de son Rédempteur, Louis XVI réalise parfaitement la vocation royale exprimée par son sacre. On savait que le rite du roi exposé signifiait l'abnégation. Mais on ignorait qu'il signifiait aussi le sacrifice total et jusqu'au sacrifice de la vie. C'est le mérite de Louis XVI de l'avoir révélé et d'avoir ainsi réalisé pleinement le destin de la troisième race des rois de France ». Je me demande même si les convulsions politiques et les haines inexpiables qui ont cours dans notre pays n'ont pas quelque chose à voir avec cet acte qui n'est jamais vraiment devenu du passé, précisément parce qu'il s'est porté non point contre un tyran, coupable de crimes, mais contre un innocent, un innocent qui une fois encore porte en lui la ressemblance de la Victime par excellence, elle dont le sacrifice nous est toujours contemporain, notamment dans la liturgie eucharistique.
 La mise à mort d'un tel roi demeure une question posée à notre pays. Puisse-t-elle provoquer nos concitoyens à une prise de conscience salutaire, à une conversion – post eventum – à la vérité et à la charité. « Français, je suis innocent, je pardonne aux auteurs de ma mort, je prie Dieu que le sang qui va être répandu ne retombe jamais sur la France! » Toute révérence gardée et sachant que tout martyr chrétien est effigie du Christ, j'emprunterai ma conclusion au prophète Isaïe : « Méprisé, nous n'en faisions pas cas. Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui et dans ses blessures nous trouvons la guérison » (Is 53, 3-5). Que ce sang qui a coulé il y a 227 ans, et qui n'est qu'une goutte dans un océan de crimes, puisse servir à notre rachat.
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